Elle ne faisait guère attention à l'agitation autour d'elle. C'était ça, les aéroports... Même dans la vie quotidienne, en fait. Les gens courraient de long en large, n'adressant aucun regard aux inconnus, trop pressés, ne voulant guère perdre une fraction de seconde. Prenant ce temps, une personne observait ses semblables. Accoudée à la rambarde, tirant sur une cigarette presque consumée, Alex regardait ses compagnons de voyage faire de grands signes de la main à leurs proches, certains émus, d’autres ravis de partir. Elle était un des rares à rester sereine, le visage impénétrable, malgré son impatience de s’éloigner du continent. Comme prévu, personne n’était venu lui souhaiter bon voyage, encore moins témoigner du regret face à son départ. Elle était éternellement seule. Et c’est bien mieux ainsi, songea-t-elle en jetant son mégot sur le beau sol étincelant de l'aéroport avant de l’écraser nonchalamment. Alexandra finit par s’adosser à la balustrade, ne regardant plus ces personnes si proches mais en même temps si lointaines. Son regard se posa sur un steward qui se précipitait derrière une dame à la gorge imposante ornée d’un troublant diamant. La main d'Alex tressaillit, la tentation fut grande mais elle parvint à calmer ses pulsions. Je vais finir par m’y faire, pensa-t-elle avec un optimisme qui ne lui ressemblait pas.

Puis, elle n’avait pas eu le choix, si ? Elle avait tout fait capoter. Son père avait avoué être très déçu par son comportement. Il avait osé la juger sans connaître les vraies raisons de son geste. Oui, Alexandra avait commis un crime irréparable mais c’était une manière orgueilleuse d’attirer l’attention sur elle. Son éternel appel silencieux n’avait eu aucune réponse, elle avait donc songé à une solution radicale.

La jeune femme était la fille d’un grand banquier, Vincent Breckenridge, à qui les ressources matérielles ne manquaient pas. Ayant grandi dans un foyer déchiré vu que ses parents étaient divorcés, Alex eut très tôt l’obligation de supporter les mœurs d’une belle-mère matérialiste et le désintérêt d’un père trop faible face à son épouse. Le sentiment d’être invisible étouffait constamment Alexandra, chose qui eut tout de même l’avantage de la rendre indépendante. Possédant une force de caractère peu commune, elle eut rapidement raison de Selena, sa belle-mère, qui finit par abandonner la tâche de la rendre docile. Non, elle n’avait jamais été agressive ou mal élevée mais cette manière qu'elle avait de garder son calme en usant d’un sarcasme troublant rendait les autres bien fous. Selena et Vincent gardaient l’espoir qu’ils pourraient la corriger avec l’âge mais leur souhait resta vain. Ils préférèrent ainsi se consacrer plus à l'éducation de leur enfant, Thomas.

Contrant toute marque d’intérêt avec une indifférence empoisonnée, Alex attirait bien trop d’attention qu'elle ne le voulait. D’autant plus qu'elle se mettait dans des situations impossibles, ce qui n’améliorait rien. Développant une grave cleptomanie, Alexandra dérobait toute sorte de chose. Cela commença au lycée mais finit aussi par se produire sur les grandes surfaces. En général, cela n’allait jamais bien loin. C’était généralement des choses sans importance mais cela ne dura guère longtemps. La jeune femme ressentait du plaisir à prendre des risques. Elle commit alors l’acte le plus immoral qui soit en s’attaquant directement au réseau informatique de la banque de son père, détournant une somme très importante. Ne faisant aucun effort pour cacher son délit, Alex se fit prendre. Naturellement, Vincent fit son possible pour étouffer l’affaire mais sa déception fut de taille.

Ce n'était pas tout. En effet, les problèmes ne se résumaient pas aux affaires de famille. Alexandra fréquentait quelqu'un. Raphaël, un jeune homme qu'elle avait rencontré dans un bar. Alex tenait beaucoup à lui. Lorsqu'elle était tombée sur la bague de fiançailles par hasard, la jeune femme avait paniqué. Non, Alexandra n'était pas prête à cela. Les responsabilités lui faisaient peur, elle n'était pas prête, point final ! Alex eut l'idée stupide de se défiler lâchement : elle fit tout pour dissuader Raphaël, de lui ouvrir les yeux, allant même jusqu'à lui montrer une personnalité qui n'était pas la sienne. Elle fit même en sorte qu'il la surprenne, dans une humeur enjôleuse en compagnie d'un de ses amis. Désemparé, le jeune homme lui signala qu'ils feraient mieux de couper les ponts, pour quelques temps.

L'idée de s'éloigner lui était venue un soir. Partir loin. Tourner la page et recommencer une nouvelle vie. Mais l'idée de partir seule l'effarait. Ce jour-là, un rictus s'était installé sur ses lèvres. Elle n'avait aucun proche. Raphaël ? La jeune femme avait bien trop de fierté pour lui revenir. Mais ce jour-là, Alexandra avait ravalé son égocentrisme et était allée s'excuser auprès de lui. Elle avait paniqué à l'idée de s'engager entièrement. Elle avait peur de flancher, de le faire souffrir. Son caractère n'était pas malléable, elle était difficile à côtoyer. Cependant, elle promettait de changer... il fallait juste qu'il la suive. Raphaël en fut estomaqué. Lui demandait-elle de quitter Dublin ? De tout laisser tomber et de la suivre dans des contrées inconnues ? Rancunier, il ne pouvait tourner la page aussi facilement. A son regard perdu, Alexandra avait compris. Elle ne pouvait lui demander pareille chose. Lui, n'avait rien à se reprocher, il n'en voulait pas à la vie, il aimait son existence. Elle ne pouvait pas l'obliger à quitter sa routine douillette pour un avenir instable. Alexandra avait quitté l'appartement sans répondre à ses appels inquiets.

A ces souvenirs peu joyeux de sa vie antérieure, Alex pinça tranquillement les lèvres. Elle avait choisi de s’éloigner de sa famille, de ses amis, par orgueil et par envie de s’affirmer grâce à ses efforts et non pas grâce au nom qu'elle portait. Elle était prêt à tourner la page pour commencer un nouveau chapitre. Non, elle ne regrettait nullement sa vie à Dublin. Son existence d’avant importait peu… Sur ce nouveau sol qu'elle allait fouler, elle allait se réjouir d’être une inconnue aux yeux des gens.
Elle ouvrit les yeux, en entendant le son d'une guitare au loin. « Thomas ? » Non, ce n'était pas son demi-frère qui grattait son instrument favori. Voyons, Alex, reprends-toi. Tu étais dans l'avion puis... Puis rien. « L'avion ! Oh mon dieu, l'avion ! » Elle porta sa main à sa bouche, les yeux écarquillés. Elle avait assisté au déchirement de l'avion. Elle devait être morte à l'heure actuelle. Mais elle était vivante... enfin, elle le croyait. La jeune femme réussit à se mettre sur son séant sans grand soucis. L'informaticienne attendit que les vertiges disparaissent avant de se mettre totalement debout. Ses mains vérifièrent si elle était blessée. A part une plaie au front platonique et des écorchures sur les bras, le cou et le visage, ainsi qu'une blessure au genou, elle s'en était bien tirée. Alexandra essuya le filet de sang qui était parvenu à sa joue.